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La vieille dame amoureuse

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20100308

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La vieille dame amoureuse 20090910


La maison de Leva était une petite chaumière blanche construite à l’écart du village. Perchée sur la plus haute des trois collines qui surplombaient les bois de bouleaux, elle était entourée d’arbres fruitiers qui fleurissaient abondamment au printemps, et offraient des fruits généreux à la belle saison. Mais la particularité de sa demeure, somme toute très ordinaire, consistait en un cerisier aux branches plus hautes que le toit, qui avait poussé juste sur le perron, bloquant pratiquement l’entrée. Un étrange visiteur qui ne cédait guère le passage aux nouveaux venus… De ses fruits abondants, Leva en tirait une liqueur particulière que l’on servait aux jeunes époux la nuit de leur noce et un remède contre le mal de vivre.

Avant l’arrivée du cerisier, Leva était une vieille dame tout a fait charmante qui s’occupait de son potager et de régaler la communauté de Trekullar de confitures et tartes aux fruits. La vie n’avait pas toujours été clémente avec elle. Elle avait enterré au fond de son jardin deux maris et vivait son veuvage avec mélancolie. Ses enfants avaient quitté le logis depuis longtemps. Ils ne se souvenaient qu’ils avaient une mère qu’en de rares occasions. Sa seule compagnie était un vieux matou grincheux, qui par une fantaisie saugrenue de la nature s’était vu allonger son espérance de vie de quelques années.
Afin de briser la solitude qui l’accablait, la rondouillette petite bonne femme s’était fait un devoir d’accueillir chaque voyageur de passage. Le village ne possédait pas d’auberges, et la chaussée le traversant menait à la Grande Route des Caravanes, aussi il n’était pas rare d’apercevoir des têtes inconnues. C’est ainsi que l’on conduisait tout naturellement l’aventurier égaré vers la chaumière de Leva. Un lit propre et douillet, ainsi que trois repas par jour cuisinés avec soin lui seraient offert toute la durée de son séjour. Parfois le voyageur s’attardait un peu plus que néccésaire tant le confort qui lui était octroyé était agréable. En échange de tant d’attention, un homme pouvait toujours se montrer utile dans la maisonnette d’une vieille dame : retourner la terre du potager, réparer une clôture, couper du bois pour l’hivers…Et le soir, assis autour du feu, l’homme distrayait sa bienfaitrice de quelques aventures, à moins que cela ne soit elle qui lui divulguait quelques sagesses de vieille femme.

Jusqu’au jour ou un cavalier surgit à Trekullar comme le vent du Sud. Il avait une prestance princière, se tenait avec autant de grâce que d’effronterie sur son bel étalon blanc. Il avait une mise à la fois élégante et sauvage : une chemise entrouverte que gonflait la brise et qui laissait voir son torse viril, une paire de bottes qui lui montait jusqu’au genoux et une large ceinture de cuir sombre. Il avait de longs cheveux clairs qui tombaient en boucles devant ses yeux bleus et que d’un mouvement de tête il remettait en place. Il avait les lèvres moqueuses, le regard charmeur et au premier instant de son arrivée, il avait déjà volé le cœur d’une demi dizaine de demoiselles. Il s’appelait Kärlek.

- Bonjour belle compagnie ! Clama t’il d’une voix profonde et suave alors qu’il avançait sur la petite place boueuse du hameau « Je cherche un endroit ou passer la nuit, et peut être davantage… »

Ces mots causèrent de grands émois, chaque femme désirait l’avoir pour hôte, et il eut tant de propositions - parfois pas toujours honnêtes, il faut l’avouer - que cela aurait pu effaroucher un jeune homme plus scrupuleux. Mais le bel enfant ne se laissait pas démonter, à chaque sourire il rendait le sien plus éclatant encore, glissait un murmure au creux d’une oreille, lançait une œillade. Il était si charmant, que même les hommes ne purent voir en lui un rival. La place du village était en grande effervescence, personne ne s’entendait à laisser le voyageur se choisir une chaumière ou dormir, tant et si bien que pour éviter la dispute une âme un peu plus avisée trancha et décida de suivre la tradition en conduisant Kärlek chez Leva.


L’arrivée de l’étranger réjouit le cœur de l’aïeul. Depuis le départ de sa dernière hôte, une jeune femme et son nouveau né dont elle avait pris soin tout l’hiver, la solitude lui pesait davantage. N’importe quelle compagnie lui aurait convenu, mais ce nouveau visiteur avait un charme, une aisance, une conversation animée et joyeuse qui était loin de lui déplaire. Elle s’en enticha immédiatement, comme une vieille dame en est capable, mêlant des sentiments maternels à une pointe de nostalgie. Pour lui, elle se surpassa, imaginant avec les simples légumes qu’elle avait tirés elle-même de la terre, des mets originaux et savoureux. Le jeune homme se délectait et rendait bien l’accueil qui lui était réservé par un enthousiasme généreux.

De nombreuses demoiselles de Trekullar se morfondaient de jalousies. On les voyait se promener par grappes aux alentour de la chaumière de Leva. Elles semblaient toujours avoir à y faire quelque chose, alors qu’en temps normal cette colline ne suscitait guère leur intérêt. La vieille dame s’amusait beaucoup de les voir se tordre le coup, tachant d’apercevoir son invité, de les voir rire sous cape et se murmurer des cachotteries. Elle s’amusa davantage encore lorsque certaines plus audacieuses franchirent son perron et frappèrent à sa porte avec de belles excuses joliment préparées. Kärlek ne semblait pas se troubler d’autant d’attention. Il répondait toujours de la façon la plus charmante du monde, donnant un espoir égal à chacune d’entre elles, et puis lorsqu’elles s’en allaient enfin, il regardait Leva d’un air malicieux et entendu et l’aidait à préparer le souper.

- Voilà une bien jolie tapisserie dit il, ne perdant jamais une occasion pour tourner un compliment « Vous avez les doigts aussi habiles que vous savez régaler mon appétit semble t’il. »

- Je te remercie mon garçon, répondit Leva simplement, en tournant sa cuillère dans la grande marmite de fonte « mais je n’en suis pas l’auteur. L’amie que j’ai recueillie juste avant toi l’avait commencé. Je l’ai trouvé si gaie que j’ai voulu l’achever. «

- Cet ouvrage est des plus étonnant. Un homme du désert perdu dans le tissage au style rude du Nord. Une passion s’aventurant sur les routes sans doute…

- Je vois que tu as beaucoup voyagé pour conclure autant de si peu. Elle tentait en effet de rejoindre le père de son enfant.

- L’amour fait faire des folies n’est ce pas ? Murmura t’il avec un regard brûlant.

Leva en fut troublée, et sentit ses joues s’empourprer. Elle ravala sa salive péniblement, et évita de croiser les yeux bleus du jeune homme le reste de la soirée.

Le lendemain, à son réveil il était partit. Elle en éprouva une telle déception, qu’elle se surprit elle-même. Elle eut à peine la force d’accomplir ses taches journalières, et resta assise à se morfondre dans son vieux fauteuil, son chat blotti sur les genoux tout le jour durant. Elle s’était habituée un peu trop vite à la présence du voyageur, et son absence lui rappela à quel point elle était seule et sa vie ennuyeuse.
Le soir, alors qu’elle s’était assoupie, elle fut tirée de ses songes par des gloussements au dehors. Leva, qui était toujours de méchante humeur, se leva agacée, prête à réprimander la petite peronelle qui osait roder autour de sa demeure, troublant son intimité.

- Il n’est pas là ! S’apprêtait elle a crier lorsqu’elle ouvrit la lourde porte pour découvrir juste derrière Kärlek portant un large panier rempli de victuaille.

Elle s’en voulu tellement pour les mauvaises pensées qu’elle avait ruminé tout le jour, qu’elle ne prit pas attention à la jeune lavandière qui s’esquiva dans un froufrou de jupons.

- J’ai pensé que ce soir il vous serait agréable de prendre un peu de repos. Vous verrez que je ne me débrouille pas trop mal pour un garçon de mon âge, et il se pourrait même que vous appréciez ma cuisine. Dit il dans un clin d’œil « Asseyez vous ! Je vous interdis de m’aider. Il est temps que quelqu’un prenne soin de vous ! »

Rien ne pouvait davantage toucher une vieille dame solitaire. Elle s’installa donc dans son fauteuil, cette fois le cœur joyeux et le sourire aux lèvres. Son chat ronronnait gaiement à ses pieds et tandis que la lumière du jour déclinait, elle observait le jeune homme qui coupait les légumes sur la table rustique. Les derniers rayons du soleil traversaient les volets mi clos et se perdaient dans ses boucles blondes leur donnant autant d’éclat que l’or. Il était si beau que l’on aurait dit un ange. Leva soupira d’aise, amusée par sa propre sottise.
Lorsque le ragoût eut fini de mijoter, il lui en servit un bol plein, et attendis avec impatience de voir sa réaction. Elle porta une cuillère à la bouche et ne pu réprimer un sourire.

- C’est bon. C’est très bon.

Elle poursuivit son repas, savourant chaque bouchée. Elle sentait son âme envahie d’une douce chaleur.

- C’est vraiment très très bon !

Kärlek s’approcha d’elle délicatement, et s’agenouilla. Il plongea son regard bleu pur dans le sien, et d’un geste d’une extrême douceur il lui caressa la joue.

- Tu vois, dit il dans un murmure « Tu va déjà beaucoup mieux. Regarde ton visage… Il a retrouvé des couleurs. »

Leva s’empourpra, gênée par cette soudaine proximité. Il remarqua son trouble, et sourit tendrement.


Une brise légère secouait les branches des pommiers leur arrachant les pétales délicats de leurs fleurs. Des dizaines de confettis blancs dansaient sur les ailes du vent. Leva se souvenait du jour ou elle et son premier époux avaient plantés ces frêles arbres dans la terre du verger. Ils n’étaient pas plus hauts qu’un enfant, et aujourd’hui ils offraient un tronc solide que l’on pouvait escalader et des ramures épaisses qui supportaient le poids des fruits. Elle réalisait avec peine qu’autant d’années s’étaient écoulées, transformant le visage de son jardin, et le sien hélas, et que pourtant c’était le même regard un peu innocent qu’elle portait sur le panorama. Elle avait le cœur gonflé d’émotion, elle sentait la vie s’écouler en elle comme un nectar sucré. Tout semblait plus beau, plus heureux. La lumière du soleil qui inondait la colline, et la cime des bouleaux frémissant en contre bas. Les légers nuages blancs qui galopaient dans le ciel, projetant leurs ombres fuyantes sur la terre. Les senteurs des fleurs abondantes se mêlaient à celle de l’herbe et du feuillage, et le chant des insectes vrombissait en cœur. Chaque détail du paysage semblait porter un message d’espoir, et Leva se sentit soudain entourée de millier d’amis. Même sa maisonnette construite des rondins blancs mouchetés des bois environnants semblait plus riante que la veille.

Les jours s’écoulèrent heureux sans qu’elle ne s’en aperçoive, et elle prit goût à ce bonheur depuis longtemps oublié. En elle palpitait une nouvelle vie, elle avait l’impression de naître une seconde fois.

Mais le vent d’Ouest se leva, un vent tumultueux et sauvage, chargés d’orages et d’embruns maritimes. Il surgit un matin arrachant les dernières fleurs et laissant un feuillage sombre. Kärlek se tenait sur le perron de la chaumière blanche, s’étirant paresseusement. Il se tourna vers Leva, un regard changeant chargé de mystère et de malice.

- Fili Skvaller et sa fille m’ont invité à manger chez elles. Je vais y aller. Je dormirai là bas aussi sans doute.

D’un geste de la main, il salua la vieille dame, et s’encouru vers le village, aussi gai et soudain qu’une brise estivale.

Elle resta un moment interdite, ne sachant que faire. Une douleur vive comme la morsure d’un reptile lui avait étreint le cœur. Elle tordait ses mains moites, arpentant en cercle la pièce centrale de sa petite maison, comme un animal en cage. Et puis soudain, seulement portée par ses sentiments tempétueux, elle sortit sans fermer la porte et se mit à dévaler la colline vers le village. Elle courrait, courrait à en perdre haleine oubliant son âge et la fatigue de ses vieux os. Et dans sa tête des pensées rageuses s’entrechoquaient. Elle aurait du être invitée également. Quel manque de respect démontrait Fili Skvaller en ignorant l’aïeul de Trekullar ! Laissant libre cour à sa colère, Leva poursuivit sa course, déterminée à forcer la villageoise à réparer l’affront qui lui avait été fait.

- Oh là ! Leva ! lui cria un vieux fermier éberlué de la voir passer devant chez lui au triple galop. « Que t’arrive t’il bon sang ! Leva ! Tes cheveux ! Leva ! »

La vieille dame se retourna brièvement, le regard ombrageux, sans ralentir, ni s’arrêter. Et ce regard plein de fougue fit rougir les joues rêches du gaillard.

Elle ne s’arrêta qu’une fois arrivée sur la place du village où siégeait juste à côté de celle du chef, la maison de Fili Skvaller et sa fille. Elle avait le cœur qui lui battait à en lui faire mal aux tempes, et la sueur ruisselait tout le long de son dos. Pourtant, elle ne remarquait pas même l’effort incroyable qu’elle avait fourni pour son age avancé tant l’émotion implacable la terrassait intérieurement. Elle s’avança doucement de la chaumière ou était invité son protégé. Elle était rongée par la jalousie. Elle entrevit des silhouettes passer furtivement. Une atmosphère joyeuse se dégageait de l’endroit. Elle lissa sa robe d’abord, réajusta son tablier, remis en place ses cheveux décoiffés par la course, puis elle s’avança vers la porte et s’apprêta à soulever le heurtoir et à le laisser tomber lourdement.
Elle arrêta son geste. Elle se trouvait stupide soudainement. Ridicule. Et très très triste. Elle s’éloigna de la porte. Réfléchis à l’une ou l’autre excuses plus valable qu’elle pourrait invoquer pour se faire inviter sans paraître quémander. Mais elle n’en trouva aucune. Des bouffées d’angoisses augmentaient son indécision. Qu’allait t’elle faire ? Que devait elle dire ? Etait t’elle seulement présentable !
Machinalement ses doigts noueux s’emparèrent de la longue natte qui pendait dans son dos et caressant sa propre chevelure, elle se surprit de sa douceur. Elle posa ses yeux sur la tresse et son cœur s’arrêta de battre un instant lorsqu’elle constata qu’elle avait retrouvé sa blondeur de jadis. Elle se souvint du regard abasourdi du fermier qui avait crié sur son passage et des mots qui avaient fusés dans le vent. Elle se dirigea vers la fontaine qui gargouillait au milieu de la place et à laquelle venaient s’abreuver les animaux et laver leur linge les villageoises. Un pressentiment étrange avait vu jour en elle. Elle se pencha avec appréhension au-dessus de l’onde pour observer son reflet. Les rides profondes qui marquaient le temps sur son visage avaient presque disparues pour laisser place à la figure d’une femme dans la fleur de l’âge.

- Comment est ce possible ! S’atterra t’elle « Aurais je rajeunis de presque trois décennies en une seule nuit ? »

Cette découverte lui fit l’effet d’un seau d’eau froide qu’on lui aurait jeté à la face. Sa jalousie avait disparue pour faire place à une étourdissante stupeur. Elle tourna les talons, jeta un dernier regard vers la maison de Fili Skvaller, et s’en retourna chez elle, lentement. Au dessus d’elle, une colombe avait pris son envol et s’éloignait dans les profondeurs du ciel.
Puis très vite, Leva retrouva son sang froid. La tête haute et le port majestueux, elle se réjouit de ce miracle inattendu, et se dit, non sans sourire, que cela pourrait peut être lui servir. Et son cœur se mit à battre la chamade lorsqu’elle s’imagina la réaction que pourrait avoir Kärlek lorsqu’il la reverrait.

Les jours qui suivirent furent pour la vieille dame rajeunie aussi mouvementés qu’une mer sous la houle d’hiver. Jamais elle ne savait quand Kärlek reviendrait ou lorsqu’il la délaisserait pour rendre visite à l’une ou l’autre villageoise. Chaque fois qu’ils partageaient la journée ensemble, il se montrait si charmant et agréable qu’elle oubliait aussitôt la peine que lui causeraient son absence et ses négligences prochaines. Elle avait retrouvé une ligne svelte, une chevelure abondante et des joues qui s’enflammaient au moindre compliment. Elle avait le regard vif, brillant, malicieux et les lèvres fières. Et lui devenait chaque jour plus familier, jusqu'à enrouler les mèches blondes autour de ses doigts, et à lui murmurer ce qu’il avait à lui dire plutôt qu’à le clamer à haute voix. Ces mots doux et suaves comme le miel embellissait la dame à vue d’œil : elle avait retrouvé une santé de fer et une vitalité depuis longtemps oubliée.

Au village, l’on faisait grand cas de ce changement miraculeux. Certaines mauvaises langues parlaient de sorcellerie, tandis que d’autres – plutôt des hommes, dans ce cas - évoquaient une faveur des dieux en remerciement du dévouement de la vieille, et ne pouvaient s’empêcher d’apprécier ce présent céleste. Elle était devenue aussi jolie qu’à vingt ans, l’on se retournait sur son passage et l’on louait sa grâce. Ceux de sa génération se perdaient dans de nostalgiques pensées et se souvenaient des occasions qu’ils avaient manquées, tandis que les jeunes se sentaient prêt à braver leur destinée.
Leva n’y prêtait guère attention. Tout son être était accaparé par Kärlek, ses boucles d’or et son sourire angélique. A force d’avoir le cœur ballotté entre la plus grande félicitée et un désespoir violent, son caractère avait pris une tournure tempétueuse, sauvage, passionnée. Elle s’efforçait de garder ses sentiments pour elle, mais ils débordaient avec tant de force qu’ils étaient visibles pour tous.

Un jour, le cavalier quitta Trekullar comme il était venu, avec une arrogante nonchalance. Il laissa derrière lui bien des cœurs meurtris et des yeux en larmes. Mais personne ne connu une douleur plus vive que Leva lorsqu’elle vit son destrier blanc s’éloigner sur la route humide. C’était comme si l’univers venait de s’écrouler autour d’elle, que la nuit éternelle avait dévoré le soleil et que la dernière flamme d’espoir venait de s’éteindre. Elle se laissa choir sur le sol en pleurs, la jupe trempant dans une flaque de boue, salissant ses mains et son visage. Les autres autour d’elle avaient cessés d’exister, perdus dans une brume épaisse. Et on la délaissa, seule avec son chagrin.
La pluie ruisselait, chacun s’était réfugié à l’abri de leur demeure. Elle restait là, prostrée, brisée, laissant l’ondée estivale la tremper jusqu’aux os. Puis lorsqu’elle eut pleuré tout son saoul, lorsqu’elle en eut assez de s’apitoyer sur elle-même, elle releva la tête avec fierté. Ses poings se crispèrent. Sa bouche se tordit en une moue rageuse.

- Je ne suis plus la vieille Leva qui nourrit tout un chacun de tartes aux pommes et de confiture d’aprikos. Je ne suis plus celle qui regarde en silence la vie s’épanouir autour d’elle. J’ai changé. Je suis aujourd’hui aussi belle et jeune que n’importe quelle autre au village et ailleurs. Une nouvelle vie s’offre à moi. Je n’ai rien à craindre ni rien à perdre.

Et aussitôt qu’elle eut marmonné ces paroles, elle se dirigea vers la demeure du maréchal ferrant. Trois juments hennissaient dans l’écurie. Sans hésiter, Leva jeta une selle sur le dos de la première, l’harnacha en vitesse en n’attachant les sangles qu’à moitié tant ses mains tremblaient de nervosité. Puis …elle partit au galop sans prévenir.

Elle ne savait pas ou était partit Kärlek, et elle avait pleuré trop longtemps dans la boue que pour apercevoir au loin sa silhouette tant espérée. Pourtant un incroyable instinct la guidait, et sans se poser de questions, elle suivait la route qu’il lui chuchotait. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait monté un cheval, elle avait oublié la force et l’adresse que cela requerrait. Elle avait oublié la vitesse de la course. Elle avait le cœur qui battait à tout rompre, mais elle était tellement déterminée qu’elle ne sentait pas la peur. La pluie cinglait son visage. Les sabots de la jument s’enfonçaient dans la gadoue, éclaboussant sa robe rousse de fange et d’herbes mouillées.
Elle sentait l’air du large au fur et à mesure qu’elle s’avançait, et bientôt, de derrière les collines, le lointain océan laissa entrevoir son étendue grise. Une bruine salée et collante inondait le rivage sur lequel s’était couché le petit port de Vitfisk. Elle sentait qu’elle le retrouverait là. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait des grossières masures des pêcheurs qui se mêlaient aux maisons plus riantes des nantis, elle sentait les percussions de son cœur s’alarmer dans sa poitrine, et cela lui faisait presque mal.
A force de l’avoir éperonnée, la jument s’était emballée. Et Leva, qui s’agrippait de toutes ses forces à sa crinière, le regard perdu au loin, n’était plus qu’un ballot de tissus porté sur son dos. Le paysage filait sous son flan, l’animal ne ralentit même pas lorsqu’elle déboula dans le port. Elle traversa les ruelles renversant cagots et paniers sur son passage, bousculant les villageois effarés. Martelant le sol de terre dans des gerbes de boue, la monture fonçait sans savoir ou aller, sillonnant au hasard pour déboucher finalement sur une place encombrée. L’auberge et ses écuries occupaient tout le côté droit. Un étalon blanc venait d’y être amené, et déjà un gros bonhomme rougeaud changeait ses fers.

- Il est là, hurla Leva pour elle-même, en tirant de toutes ses forces sur la bride dans un acte désespéré.

La jument se cabra, hennissant de colère et d’effroi. Elle eut un sursaut d’une telle violence que sa cavalière fut désarçonnée et jetée sur le sol. Assommée par la chute, Leva perdit connaissance un instant. Son front saignait et tachait la blondeur de chevelure éparse.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Kärlek lui caressait le visage avec douceur, écartant les cheveux d’or qui lui barraient la vue. Il la releva avec précaution, et la serrait dans un geste d’une grande tendresse contre sa poitrine. La pluie ruisselait sur les toits, débordait des gouttières et retombait sur le sol en de fins filets. Le doux chant de l’eau emplissait la place de plic-ploc rythmiques. Leva s’arrêta de respirer. Sa robe mouillée moulait les formes rondes de son corps, écrasées entre les bras du bel homme. Il approcha ses lèvres des ses joues charnues, les déposa doucement comme pour y recueillir les gouttes de l’ondée. Elle frémit. Elle n’osait pas espérer. Pourtant...il l’embrassa ensuite à pleine bouche avec toute la fougue d’un amour naissant. Le temps semblait s’être arrêté. Le coeur de Leva également. Puis les battements se firent sentir à nouveau, les plic-plocs dans les flaques reprirent leur musique, les pas des badaux martelèrent le sol boueux…
Kärlek plongea son regard bleu d’azur dans celui empli de joie et d’espoir de Leva. Il lui sourit tendrement. Lui parla d’une voix si douce et pleine d’amour qu’il était presque impossible de comprendre qu’il était sur le point de lui briser le cœur.

- « Je suis comme le vent. » soupira t’il « Partout à la fois, pénétrant toutes les demeures aux fenêtres ouvertes, mais je reste insaisissable, indomptable. Essaye de me capturer, et tu verras que je glisserai entre tes mains. Ne tente rien, et sans même t’en rendre compte, tu sentiras sur ta nuque mon souffle tiède. »

Dans un nouveau sourire plus doux et plus tendre encore, il l’embrassa longuement et passionnément. Puis, il défit son étreinte, l’abandonna au milieu de la place et s’approcha de son cheval qui avait été ferré entre temps. Il le monta, salua la belle interdite et s’éloigna au pas sur le petit sentier de derrière l’auberge qui longeait la côte.
Reprenant ses esprits, réalisant les mots qu’il lui avait glissé à l’oreille, Leva couru à sa suite un peu trop tard. Elle se hâta, rassemblant le peu d’équilibre qui lui restait après la chute et les émotions contraires qui l’avaient bousculées. Elle cria son nom, mais il ne daigna pas même se retourner. Elle tituba, se rattrapa au mur d’épais rondins de l’écurie. Elle avait l’âme défaite.

- Attend ! Attends moi !

Sans espoir, elle suivit le sentier qui sinuait au sommet des falaises. Au loin au travers du rideau de pluie, elle apercevait une tache blanche qui s’éloignait jusqu’à disparaître à tout jamais. Le vent du large se fit plus fort, projetant autant d’embruns que de pluie. Au pied des falaises, la mer écrasait ses vagues avec colère. L’écume blanche se mêlait au gris et à l’émeraude des lames. Leva cessa de scruter l’horizon désespérant et se perdit dans la contemplation des éléments fougueux. La tête lui tournait. Le bruit de l’onde se fracassant contre la roche avait quelque chose d’enivrant comme si la mer déchaînée avait absorbé ses sentiments. Elle ferma les yeux, écarta les brase, leva le visage vers le ciel. Elle perdit l’équilibre…un instant.

Et le cycle des saisons se poursuivit, jaunissant les feuilles des bouleaux et des pommiers avant de les arracher et de recouvrir ensuite le paysage d’une épaisse couche de neige. Puis après les longs mois d’hiver, le printemps pointa le bout de son nez, un peu en avance. Le parfum de l’espoir se mêla à celui des fleurs fraîchement écloses.
Un jour où le soleil brillait timidement, l’on frappa à la porte de Leva. Celle-ci déposa son rouleau à tarte sur la pâte qu’elle allait aplanir et lança un regard surpris à son vieux chat. L’âge l’avait rattrapé à nouveau, mais malgré les rides qui marquaient son visage et la blancheur de ses cheveux, une vitalité hors du commun se reflétait dans ses gestes et attestait de l’étrange aventure qui lui était arrivée un an plus tôt. Sans hâte, elle se dirigea vers la porte et essuya machinalement ses mains sur son tablier. Elle leva le loquet de métal et tira le battant dans un grincement familier. Leva poussa un cri de surprise. Sur le perron se tenait avec cette nonchalance caractéristique l’irrésistible Kärlek.

- Je suis venu m’excuser » chuchota t’il dans un sourire séducteur et pourtant sincère. »Je t’ai causé beaucoup de souffrance, et cela était involontaire. Je ne désire qu’apporter joie, bonheur et ivresse… »

- Oh non ! Ne t’excuse pas ! » répondit Leva d’une voix presque mystérieuse « Je t’ai aimé, et j’ai souffert il est vrai. Mais j’ai vécu ! J’ai ressentit ! Mon cœur a battu comme jamais ! Et simplement pour cette raison, chaque larme versée, chaque coup de colère en valaient largement la peine. J’ai aimé, et rien n’est plus précieux que cela. Aussi ne t’excuse pas, car je te remercie du fond du cœur pour m’avoir fait renaître. Merci…infiniment. »

Et à ces mots, elle sourit. Dans ce sourire, Kärlek reconnu le sourire de toutes les femmes du monde qui avait aimé un jour, et ce sourire rayonnait davantage qu’un soleil d’été. Alors Kärlek sourit à son tour et lentement avec majesté, il se transforma en cerisier. Et toutes ses branches se recouvrirent de fleurs blanches.

La vieille dame amoureuse Cerisi10
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