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* Le Navire *

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20091205

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* Le Navire * Navire10



Perchées sur la jetée, les femmes de Dabrovsky agitaient leurs mouchoirs qu’elles rangèrent ensuite dans les poches de leurs chasubles brodées. Les embruns se mêlaient à leurs longues chevelures blondes qui claquaient dans la brise comme de fiers étendards. Seules les jeunes épouses, ou celles qui étaient encore éprises versaient une larme. Les autres étaient habituées, et elles n’attendirent même pas que les barques se fondent à l’horizon pour retourner à leurs occupations.
Les bancs de iruzugues, à la chair délicate et si prisée, avaient migrés dans cette partie de l’océan : une saison nouvelle de pêche était ouverte. Les femmes de Dabrovsky se retrouvaient seules encore, dans leurs maisonnettes agrandies de nouvelles riches, à attendre l’arrivée des caravanes autant que le retour des cagots de poissons à saler.

La mer était houleuse, et ses vagues grises déferlaient sur les brisants noirs qui surgissaient de l’onde comme les griffes d’un monstre. Les barques se faufilaient avec adresse, évitant d’être prises par les lames ou de s’échouer sur les écueils. Depuis des générations et des générations, ils connaissaient le chemin secret qui les mèneraient au Navire, nul besoin de balises pour les guider, et c’est sans encombre – même sous la violence d’un grain soudain – qu’ils embouquaient au cœur de l’atoll. L’eau y était plus calme, comme un oasis de tranquillité perdu au milieu de la tempête. Pas toujours cependant, car la mer a ses humeurs auxquelles nul ne résiste, et dans ses moments de folie l’océan tout entier reprenait ses droits faisant rouler son dos et tanguer les bateaux.
Après moins d’une journée de navigation, les barques accostaient au Navire, dénommé ainsi, car autrefois sans doute, cette plateforme flottante avait du être un vieux trois mats auquel s’était ajouté d’autres bâtiments, puis des ponts, des cordages, des passerelles… Les marins se dispersaient dans les diverses masures qui s’entassaient les unes sur les autres, chacun possédait sa propre chambrée construite de leurs mains. Ils avaient peu de bagages, la moitié de ce qu’ils possédaient se trouvait sur place. Certains même, étaient mieux installés sur le Navire qu’à terre. Puis ils se réunissaient dans les divers troquets ou dans les maisons closes qui ne fermaient jamais plus ni leurs portes ni leurs volets.
Une saison nouvelle de pêche était ouverte. Au cœur de la houle et du grand frais, la vie éclatait a nouveau avec ses rires et son ivresse, et son dur labeur aussi, accessoirement.

De la plateforme partaient les lougres. Les côtes de Dabrovsky étaient trop tourmentées que pour permettre à d’aussi imposantes embarcations de manœuvrer entre les récifs et courants marins. Au Nord Ouest de l’atoll cependant une ouverture naturelle dans le basalte s’ouvrait sur la pleine mer comme une bouche crachant son armée de pêcheurs. Quelques bateaux partaient pour des voyages au long cours tachant de débusquer sur les îles voisines la denrée rare dont ils pourraient tirer profit. Mais ils n’étaient guère nombreux et les gars n’avaient jugé intéressant de poursuivre plus en avant ce genre d’exploration.

Les jours de grand beau la mer était aussi lisse que la surface d’un miroir. L’eau était délicieusement chaude, même au cœur de l’hiver, un don des dieux sans doute pour récompenser la rude existence des marins. S’en élevaient d’épais nuages de vapeurs odorantes chargées d’iode transformant l’endroit en un paysage fantasmagorique propice aux messes basses et aux rencontres indiscrètes. La plateforme semblait flotter désormais au milieu du ciel. Alors, les hommes se déshabillaient et se glissaient dans l’eau tiède, entraînant dans leurs jeux les filles de joies. Ivres de vin et d’amour, ils bénissaient ces journées voluptueuses entre toutes, et les bateaux restaient sagement au port.
Le Navire était ce petit coin de paradis que les hardis pêcheurs s’étaient octroyé et dont ils conservaient le secret jalousement.

Des siècles durant la vie s’était écoulée ainsi à Dabrovsky, immuable. Un seul homme avait taché de changer les esprits.
Il s’appellait Carl et avait pleinement profité tout au long de sa jeunesse des avantages que lui octroyait la dure vie de marin. Même ses noces avec une jolie et respectable jeune fille ne l’avait incité à passer plus de temps que néccésaire sur la terre ferme. Jusqu’au jour, ou après une longue absence de plusieurs mois, il était rentré chez lui et avait trouvé le logis vide. Son épouse n’était pas morte, Carl était simplement le premier homme de Dabrovsky dont la femme l’avait quitté.

Sa colère fut terrible les premiers jours, les estaminets du village s’en souviennent encore. Puis lorsqu’il eut cuvé tout son ressentiment, il s’isola et se mit à réfléchir.
Assis sur l’une des falaises qui surplombaient les quais, il observait le départ des barques vers le large. Les femmes qu’ils laissaient derrière eux semblaient maries et désolées.
C’était le jour de la lessive, et armées de leur panier de linge et de leurs savons d’algues, elles empruntèrent un petit sentier glissant qui les menait au lavoir. Carl profita de l’occasion qu’il était à terre alors qu’il était sensé accompagner les autres pêcheurs pour se glisser discrètement à leur suite. Construite de gros moellons entre les rochers couverts de goémon, la structure carrée retenait l’eau à marrée basse, permettant d’accomplir sa besogne avec plus d’aise. Les villageoises se répartirent tout autour et commencèrent à laver les draps en bavardant. Dissimulé derrière une grosse pierre grise, il attendit avec patience qu’elles partagent des confidences, espérant surprendre un douteux secret qui ne ferait plus de lui l’unique abandonné de la région. Mais ce qu’il entendit ne lui donna pas satisfaction. La plupart des saleuses, lorsqu’elles en parlèrent, se lamentaient de l’absence de leur maris, regrettaient qu’ils aient à passer autant de temps loin d’elles, les plaignaient sincèrement de mener une vie aussi dure pour les nourrir, louaient leur courage et leur générosité. Offensé d’être apparemment le seul dont on n’avait pas jugé les qualités suffisantes que pour l’attendre comme les autres avec impatience, Carl passa le reste de la journée à ruminer avec humeur. Son épouse le méprisait t’elle donc à ce point ou aurait t’elle découvert le secret du Navire ? S’en serait elle offusqué ? Et surtout, en aurait elle parlé autour d’elle ?

Avec prudence, il espionna les villageoises le lendemain et les jours suivants. Il n’y apprit aucun ragot digne d’être relaté ici, et toujours le même désarroi se faisait sentir. Il fut vite rassuré sur un fait : si sa traîtresse de femme avait découvert le pot aux roses, elle s’était bien gardé d’en faire une esclandre. Peu à peu, à force de les surprendre dans leurs taches journalières, il se désintéressa des amants ou des sombres complots que pouvaient cacher ces femmes. Les mains rongées par le sel, le dos abîmé par l’effort, les traits tiré par la fatigue, la faim parfois qui les tiraillait….Elles n’affrontaient certes pas les vagues mais elles n’en n’était pas moins méritantes…Il se laissa attendrir, et il remit en question ce qui lui avait paru évident durant toute sa vie.
C’est ainsi que lorsque les barques revinrent chargées de poisson, Carl s’était repentit et avait pardonné son épouse de tout son cœur. Et en lui s’éveilla comme le soleil au-dessus des flots, le désir d’adoucir le quotidien des femmes de Dabrovsky.

La mission dont il s’était investi ne fut pas des plus aisé. Les beaux discours seuls ne parviennent que rarement à toucher un public, moins encore si le changement implique la perte de quelques privilèges. Au début il fut raillé. Qu’allait on écouter les divagations du seul gars qui s’était fait larguer par sa femme ? Si elle était partie, cela ne pouvait être que de sa faute à lui ! Mais plus on le traitait de fou, plus il persistait. Pas une seule soirée, fut il plein ou sobre il ne cessa de sermonner ses compagnons. Et un jour, grâce à l’appui d’un jeune homme amoureux, ses paroles portèrent leurs fruits, enfin…

- La vie sur Terre n’est pas plus aisée qu’ici ! Regardez les mains de vos femmes rougies par le froid et abîmées par le sel. Ne méritent pas plus de confort que les bicoques dans lesquelles nous les laissons toute l’année ?

Alors les hommes agrandirent leurs demeures entre deux saisons de pêche, et tachèrent de les rendre plus confortables. Ils placèrent leur fierté dans cette entreprise et se surpassèrent l’un l’autre, avide de montrer leurs talents et de posséder une maisonnette plus jolie que celle du voisin.

- Le poisson que nous pêchons est rare et l’on se déplace de loin pour en acheter ! Augmentons nos prix ! Redoublons d’effort pour tirer de la mer de quoi offrir à nos femmes une vie douce et agréable, nous ne pourront que nous en féliciter !

Alors l’on pêcha davantage, l’on trouva de nouvelles façons d’étendre les filets afin de capturer d’autres espèces, l’on vanta auprès des caravaniers les mérites curatifs des crevettes et des oursins gris que l’on leur échangea contre des étoffes et des fourrures précieuses.

- Nos femmes ont besoin d’amour ! Sans amour, les roses se transforment en ronces ! Alors que nous nous prélassons dans les bras girons des demoiselles du Navire, nos femmes sont seules à élever nos enfants. N’oubliez pas de les honorer comme il se doit une fois rentré au logis. Même si elles se sont fanées, ou qu’elles aient été gâtées par les intempéries, elles n’en restent pas moins des roses qui ne demandent qu’à être cueillie !

Et mois après mois, années après années, le village changea. Les saleuses de Dabrovsky, blondes comme le soleil levant, vêtues de riches habits brodés, ou la soie se mêlait à l’hermine, paraissaient aux yeux des marchands de passages comme de mystérieuses princesses nordiques. Elles avait acquis le goût du commerce, et vendaient cher leur savoir faire. Le village s’était étoffé de nouvelles auberges plus spacieuses et plus accueillantes, d’un marché couvert et d’une salle des fêtes ou étaient organisés des bals et des festins en l’honneur des plus riches colporteurs. L’on commença même les travaux d’une chaussée pavée.
Le poisson fumé et salé selon la technique secrète de Davrovsky se conservait longtemps et possédait une saveur rare qui en faisait un met de choix sur les tables aristocratiques des pays voisins. L’on se déplaçait de loin pour respirer l’air vivifiant de la presqu’île, contempler les ouvrières au travail, et déguster les produits de la mer frais. Un vent de prospérité soufflait sur cette bande de terre ingrate.

Pourtant Carl n’était toujours pas satisfait. Les années avaient blanchi sa barbe grisonnante et durcit ses traits de loup de mer. Il lui semblait qu’où quelle soit, sa femme le regardait toujours avec les sourcils froncés. Sa quête s’était transformée avec le temps en obsession, et il avait perdu depuis longtemps le sentiment initial qui l’avait porté jusque là. Rien de tout ce qui avait été fait ne lui semblait suffisant. Il fallait davantage…

- N’oubliez pas mes camarades, ajoutait il lors de soirées moites, titubant et bafouillant « que les marchands auxquels nous fourgons notre poiscaille sont riches et rien n’est plus attirant que les promesses d’exotisme ! Si vous ne voulez pas subir le même sort que moi, il vous faudra faire plus d’efforts, et toujours être sur que nos femmes n’ait aucun intérêt à …aller voir ailleurs… »

Ce jour là le vent venait du Nord Est, présage de mauvais temps. De gros nuages gris couvraient le ciel et crachaient une pluie fine de gouttes serrées. Les lames balayaient le lagon avec force, s’écrasant sur les piliers flottant de la plateforme. Le Navire tout entier tanguait comme s’il n’avait été qu’un petit rafiot.
Carl avait rassemblé quelques gars et avait appareillé au bord d’un massif voilier. Ils se dirigèrent plus au large ou l’on trouvait les bancs de gros poissons. Trempés jusqu’aux os, glacés par les bourrasques qui arrachaient des vagues la blanche écume, les hommes déroulèrent avec peine le chalut. Il n’avait pas été prudent de s’éloigner autant par un temps qui menaçait de tourner en tempête d’un moment à l’autre. Mais Carl avait insisté. Aussi, lorsque les cieux commencèrent à s’assombrir jusqu’à ce que le jour se confonde avec la nuit, une dispute éclata entre les pêcheurs et le vieux loup. Les hurlements du vent couvraient les éclats de voix qui fusaient, emplis d’aigreur et de colère. Le temps virait au grain, la pluie se fit plus violente. L’on affala les voiles, on les ferla solidement. Les hommes se rassemblèrent autour du cabestan, et tachèrent de remonter aussi vite que possible le filet qui pourrait signer leur mort en s’accrochant dans les fonds. Carl était furieux.

- Il hors de question que nous rentrions bredouille ! Qu’on laisse dériver le chalut entre deux eaux ! Nous ne pouvons pas rentrer pour le moment, autant rentabiliser notre sortie !

- Tu es fou le vieux ! Tu nous feras chavirer avec tes lubies !

Et la dispute repris de plus belle tandis que l’onde se déchaînait autour d’eux. L’équipage se rebella et remonta le chalut malgré le refus du capitaine. De toutes leurs forces, ils activaient le treuil, plié par l’effort et le froid.
Malgré le peu de temps que le filet était resté dans l’eau, il était chargé d’ iruzugues argentés qui frétillaient encore. Les nuages s’espacèrent, le vent tomba. Le bateau tangua moins dangereusement. Les hommes profitèrent de l’accalmie pour vider leur prise sur le pont. La pluie toujours martelait les visages, et les mains qui fouillaient dans le tas de poissons pour trier les espèces et retirer les crustacés. Et c’est alors que tous s’arrêtèrent, interdit.
Au milieu de la poiscaille, un visage endormi, blanc comme la mort et beau comme celui d’un ange. De longs cils noirs, courbés à l’extrême reposaient sur des joues rondes, et les lèvres incolores étaient charnues a souhait. Délicatement, l’un des gars entreprit de dégager la jeune fille en chassant les poissons sautillants. Elle avait une longue chevelure sombre emmêlée d’algues, une peau si blanche et si translucide que l’on apercevait ses veines au-dessous. Elle avait la nuque gracieuse, les épaules rondes, les seins lourds et généreux. Le jeune homme trembla, déglutit. Elle était belle, mais dégageait quelque chose d’étrange, une aura particulière, à la fois fascinante, et … angoissante. D’un geste peu assurée, il posa sa main sur sa poitrine. Elle était froide comme du marbre, grasse et huileuse. Le garçon ne sentait aucun battement sous ses doigts moites. Elle avait tout l’air d’être une infortunée dont la mer aurait pris la vie deux ou trois jours auparavant. Mais d’où venait elle ? Qui était t’elle ?
Il glissa sa main doucement vers un creux du cou ou apparaissait une veine épaisse…il sentit, sans trop y croire un pouls très, très faible.

- Je….je crois qu’elle est vivante… balbutia t’il « Je sens battre son cœur ! »

- C’est impossible ! Tu confonds ton propre pouls avec le sien ! répondit Carl en le bousculant.

Le vieil homme se pencha à son tour, et retira les longues mèches qui gênaient son inspection. Ses doigts parcourant la chair poisseuse rencontrèrent une cicatrice derrière l’oreille. La pluie fouettait son visage, les gouttes d’eau l’aveuglaient. Il s’approcha pour mieux voir, et distingua avec stupeur trois fentes longues de quelques centimètres qui palpitaient doucement.

- On...dirait des…

Il y posa son index avec précaution. A cet instant, la jeune fille fut prise d’un soubresaut soudain. Tous les poissons d’argent qui la recouvraient s’envolèrent sous le choc. Elle ouvrit les yeux. Ils étaient grands, ronds, effrayants de profondeur. Elle poussa un cri perçant, sa bouche était remplie de petites dents fines et acérées. Les hommes, saisis, se reculèrent tous d’un bond devant cette vision d’effroi et hésitèrent un instant à regarder son corps nu. Elle était là couchée devant eux sur le pont de leur lougre au milieu de centaines de poissons, la taille fine, le ventre appétissant, les hanches sensuelles, et une longue queue couverte d’écailles scintillantes émeraude et gris perle qui se terminait par une large nageoire en éventail.

- Par tous les dieux ! Murmurèrent t’ils tous d’une même voix, effarés.

Ils se dévisagèrent un moment, comme cherchant dans le regard de leurs compagnons le comportement à adopter. La sirène se cabrait, hurlant, tachant de reprendre une assise. Le filet l’avait blessé, et elle portait en plusieurs endroits des coupures suintantes. Les gars semblaient terrorisés par ce spectacle, et n’osaient gère s’approcher de la créature.
On ne connaissait de ces êtres mystérieux que ce que les légendes racontaient : des contes effrayant parlant de désir et de mort, ou des histoires d’amours impossibles dont les pleurs auraient salé la mer.

- Il faut la rejeter à l’eau déclara finalement l’un d’eux d’une voix peu assurée.

- On l’agrippe à plusieurs, elle n’aura pas le temps de nous cause des noises !

- A trois on y va ! Un…Deux…

- Attendez, les arrêta soudain Carl appuyant ses mots d’un geste autoritaire de la main. « C’est un présent des dieux. La réponse à nos prières, la solution de notre embarras… Ramenons là au Navire. Nous discuterons ensuite de son sort. Ligotez là, il ne faut pas qu’elle s’échappe ! »

Les hommes voulurent protester, avancer quelques arguments invoquant la prudence ou le respect d’anciennes superstitions, mais toute paroles furent inutiles. Dans la tête de mule de Carl s’était déjà élaboré un plan sophistiqué.


Ils étaient tous rassemblés dans l’entrepôt aux viviers : les mousses, les vieux, les marins et les demoiselles qui jouaient de leurs jupons lançant des regards jaloux sur la plantureuse créature avec laquelle leurs petits seins d’humaine ne pouvaient guère rivaliser. Ils lui avait liés les mains derrière le dos et l’avait bâillonnée solidement. Précaution néccéssaire : les hurlements de la sirène étaient si stridents qu’ils avaient eut l’impression que leurs tympans allaient exploser de douleur. Puis ils l’avaient jetée négligemment dans ce qu’ils appelaient la fosse aux crabes, viviers des crustacés ou finissait souvent lors de soirées trop ivres la tête de turque du jour.
Cet entrepôt était un vieux navire, dont le fond avait été percé avec adresse, grillagé de filet de cordes et protégé par un treillis métallique de telle façon à constituer quelques bassins en communication avec la mer où l’on conservait les poissons destinés a être consommé frais, les tourteaux, homards et autres langoustes, ainsi que les coquillages. Les lampes à huiles offraient une lumière tremblotante, que le roulis violent faisait danser sur les parois moisies de l’habitacle. Les planches de bois grinçaient lugubrement, et l’on entendait les vagues s’écraser sur la coque. C’était petit, confiné, ils étaient tous serrés les uns contre les autres et se bousculaient pour apercevoir la fille des océans. Une odeur de fauve se mêlait à l’odeur de renfermé et de poiscaille.
Carl, qui était trapu, s’était juché sur un cageot afin d’être vu par tous. Il exposait avec le talent d’un orateur ses idées dérangeantes. Beaucoup protestaient, mais d’autres restaient silencieux, visiblement intéressés.

- Les légendes ne racontent t’elle pas que quiconque mangera la chair d’une sirène se verra obtenir l’immortalité ? Avez-vous une idée du prix que nous pourrions réclamer pour un petit morceau ? Avançait Carl, convaincu jusqu'à la moelle du bien fondé de son plan.

- Ce n’est que pure folie ! Nous ne pouvons décemment établir un commerce sur des légendes.

- Vendons plutôt la sirène vivante. Elle est bien faite, elle intéressera sûrement un riche marchand pour un prix d’or, qui la vendra lui-même à un Prince ou un Roi.

- Moi j’achèterai bien une sirène si j’étais roi.

- Etes vous donc tous des monstres ? Il s’agit d’un être vivant ! Une femme poisson ! Nous n’avons pas le droit de la considérer comme une proie. Il nous faut la relâcher.

- Carl, tu nous attireras la colère du Roi des Mers.

- Taisez vous, vous deux ! Carl a toujours œuvré pour améliorer nos vies, vous les savez bien ! Quelle ingratitude ! Sans Carl vos femmes porteraient encore des peaux miteuses, et seraient peut être déjà parties avec les caravaniers. Ecoutons le ! Faisons lui confiance !

- Mes amis…Qu’importe que la légende soit véritable ou non ! Il nous suffira d’être convainquant. Continuait Carl « Les marchands ne pourront guère vérifier nos dires avant que nous ayons pleinement profité de leur or. »

- Et s’il demande a l’un d’entre nous de manger de la sirène, et d’en vérifier l’efficacité en nous perçant le cœur au bout d’un sabre ?

- Alors nous répondrons que l’immortalité et l’invulnérabilité sont deux choses distinctes, et qu’un immortel ne peut mourir ni de vieillesse ni de maladie, mais qu’il peut toujours être tué.

Le débat se poursuivit longuement avec animation. Les avis différaient et les opinions se clamaient avec véhémence. Très vite, deux clans s’opposèrent : ceux qui voulaient libérer la sirène, et ceux qui suivaient Carl. Ils se jetèrent des arguments aux visages, puis des insultes, et enfin des poings. Très vite une bataille générale éclata. Les filles de joies s’extirpèrent à temps du carnage et regagnèrent leurs chambres, bravant le mauvais temps et s’agrippant aux balustres de corde afin de ne pas basculer dans les eaux révoltées.

La tempête se poursuivit toute la nuit durant. La pluie martelait les toits de bois des masures, ruisselait le long des murs et des pontons. Le vent mugissait comme une âme en peine, soulevant de hautes lames qui venaient s’écraser sur la plateforme, emportant le matériel oublié dans les tréfonds de l’océan.

Au matin, plus un seul nuage ne venait troubler l’or dont se teintait le ciel. Le vent était tombé, et la mer était aussi lisse que si elle avait été de glace. Déjà les brumes enivrantes s’élevaient, encerclant le Navire et ses habitants, comme la promesse d’une paresseuse journée. Les vapeurs s’infiltraient dans les demeures ou s’étaient écroulés les marins, le nez en sang, et le front en sueur. Leur parfum iodé chatouillait leurs narines.
Les demoiselles s’éveillèrent à leur tour, s’étirant voluptueusement, le sourire aux lèvres. La dispute de la veille était déjà oubliée et elles gloussaient à l’idée d’un jour de plaisir, plongées dans le bain tiède qu’offrait l’atoll. Elles se vêtirent nonchalamment de leurs jupes mi relevées, et de leurs corsages serrés. Elles s’adressèrent mutuellement des sourires en coin et quelques anecdotes sur l’une ou l’autre viriles paires de bras. Elles arrangèrent leurs boucles, et sortirent enfin…Un atmosphère étrange planait, comme si la plateforme appartenait désormais à un autre monde. La brume était plus épaisse que d’ordinaire, et l’on distinguait mal les silhouettes qui circulaient. Les moindres bruits étaient assourdis, l’on n’entendait plus ni le bruit des pas, ni le froissement des jupons. Les filles baissèrent la voix instinctivement.
Mais dans le silence cotonneux s’élevait une mélodie surnaturelle, chantée par des dizaines de voix enchanteresses qui s’entremêlaient comme les algues rousses. Avec prudence, le cœur battant, les filles s’approchèrent du bord du quai pour y découvrir un spectacle hallucinant.

L’un après l’autre, ils plongeait dans l’eau trouble, ou glissaient dans des canots vers les récifs. Tous avaient ce regard hagard, ce sourire beat, cet air absent qui donnait à la scène quelque éclat dramatique. Les belles, horrifiées de ce qu’elles pressentaient tachèrent d’attirer leur attention, de les secouer, ou de les retenir même. Mais elles auraient pu tout aussi bien ne pas exister. Ils ne réagissaient pas, ils ne réagissaient plus. Les mains des filles glissaient sans emprises sur leurs corps fascinés. Et eux continuaient leur marche imperturbable sans se laisser ralentir. Pas à pas, ils allaient à la rencontre de leur destinée.
Alors elles coururent vers l’entrepôt aux viviers et pénétrèrent dans la cale. Comme elles l’avaient pressentit, la sirène capturée avait disparu. Affolées de ce qui arrivait, elles sortirent comme des furies du bâtiment.

L’un après l’autre, ils plongeaient dans l’eau. Tous. Ils les rejoignaient. Elles étaient des dizaines à avoir investis le lagon, certaines étendues sur les rochers noirs, offrant leur poitrine indécente à la caresse du soleil, d’autres troublant l’eau de leurs longues queues scintillantes. Elles les attiraient à elles de leurs voix suaves, ouvraient les bras pour mieux les accueillir, glissaient leurs doigts dans leur chevelure comme de véritables amoureuses, et puis elles les embrassaient voluptueusement, avec une passion telle que cela troublait même les filles de joie. Et puis un a un, elles les happèrent dans les profondeurs. Et l’un après l’autre, ils disparurent. Jusqu’au plus jeune, jusqu’au plus vieux.

Le lendemain, sur les côtes déchiquettées de la presqu’île l’on retrouva une dizaine de canots échoués et crevés contre les falaises, et les corps agonisants des demoiselles du Navire qui avaient tenté de regagner terre. Désormais le secret des vagues gisait au plus profond de la mer, emporté à jamais par les gars de Dabrovsky.

* Le Navire * Navire11
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